Le territoire serait-il à la mode ? Ne découvrons-nous pas l’Amérique ? De tout temps les hommes ont recouru à des institutions qu’ils appelèrent de divers noms dont ceux qui nous sont parvenus : pour les malades (nosocomium), pour les vieillards (gerontocomium), pour les étrangers (xenotodium) qui, bien évidemment, voyaient leur action s’inscrire dans un territoire. Enfin, ce sont les armées qui eurent recours aux premiers services sanitaires, pour soigner les soldats blessés ou malades ; les légions romaines créèrent des infirmeries de campagne. Sur le plan civil, ce n’est qu’avec l’apparition des villes que se développèrent des maisons d’hospitalité allant de quelques à plusieurs de dizaines de lits pour venir en aide aux personnes incapables de se suffire : les vieillards, les pauvres dans le plus grand dénuement et les blessés de la vie. Ces maisons d’hospitalité, œuvre des premiers chrétiens et de leurs successeurs, bordaient les églises et autres chapelles dont se couvrit l’Europe dès le début du IVème siècle et durant tout le moyen-âge. L’ouverture de ces maisons d’hospitalité ou hôpitaux correspondait à des besoins géographiques. C’était moins le bassin géographique que le parcours des pèlerins qui dictait ces ouvertures. L’Europe chrétienne vivait au rythme des pèlerinages dans de très nombreux lieux miraculeux dont certains, peu nombreux, nous sont encore éloquents. La notion de territoire était plus dynamique que statique puisqu’elle était fonction du nombre de pèlerins empruntant le chemin et disposant dès lors d’un lieu de repos et de réconfort. La révolution démographique qui marquera différemment les divers pays d’Europe, parce que liée aux conditions de la révolution industrielle qui permit une certaine émancipation des cultures de la qualité du sol par l’avènement des engrais chimiques, fixant ainsi les populations dans les villes qui se dotèrent (quelques centaines d’habitants) aux plus grandes (plusieurs dizaines de milliers d’habitants) de véritables hôpitaux ou hôtels-Dieu et d’hospices, selon qu’on y recevait des personnes malades ou des personnes démunies de toit pour s’abriter. Alors les évêques demandèrent à leurs curés d’ouvrir des établissements hospitaliers dans toutes les paroisses pour secourir les pauvres, dès le milieu du moyen-âge (de l’an 800 à l’an 1000).

Le pouvoir royal ne cessant de s’affirmer, il s’occupa du contrôle des pauvres et, dès François 1er qui créa le Grand bureau des pauvres, à Louis XIV, avec l’avènement de l’ordonnance de 1662 sur la création des hôtels-Dieu, les rois de France disputèrent aux évêques la gestion des hôpitaux et hospices. La Révolution de 1789 confisqua les biens du Clergé et par conséquent, nationalisa les hôpitaux et hospices selon les idées du comité de mendicité (1791), présidé par le duc de Larochefoucault Liancourt. La Révolution instaura un nouveau découpage administratif du territoire français avec pour base le département dont le chef -lieu devait être accessible à tous les citoyens, y compris les plus éloignés qui devaient pouvoir y parvenir (aller et retour) en une journée à cheval. A l’intérieur des départements, les arrondissements qui permettaient de parcourir les distances à pied en une journée. Le territoire était découpé en circonscriptions administratives qui allaient s’enrichir, en 1941, des régions. Entre-temps, la voiture automobile à essence se substitua aux véhicules à chevaux. Le territoire se mailla différemment avec la création des chefs de région qui étaient, pour certains, des anciennes métropoles des provinces royales. Les villes se développèrent considérablement dès le XIXème siècle et ne cessèrent d’enfler tout au long de ce siècle, puis devinrent apoplectiques au XXème siècle avec des villes département comme Paris, et à moindre échelle, les communautés urbaines de Lille, Lyon, Marseille, Bordeaux, Strasbourg, Nice, Toulouse et Nantes. Certes, cette croissance urbaine s’accompagna d’une désertification des campagnes ou de gros bourgs devinrent des bourgades voire des villages. Le transfert des services publics qui irriguaient les territoires de leurs services aux habitants, tant dans les domaines de l’enseignement, de la poste, de la santé, devient une évidence pour les gouvernements dès la naissance de la IVème République à la fin de la deuxième guerre mondiale. L’idée de faire coïncider le maillage des services publics sur des territoires suffisamment peuplés pour rendre rentables ou cohérents les équipements envisagés, allait traverser toutes les politiques publiques sous la Vème République. Les hôpitaux, bien évidemment, n’en furent pas exempts. Quelle que soit la définition du territoire dont on examinera les différentes facettes, la question de la décentralisation de l’offre de soins se pose corrélativement avec le rôle de l’avenir des CHR et U.

LES QUATRE FACES DE LA DEFINITION DU TERRITOIRE

Dans le domaine sanitaire, la notion de territoire s’officialise avec la sectorisation psychiatrique (1961) et s’est affirmée par la carte sanitaire (1970). Cette notion de carte, trop technocratique dans sa construction fut remplacée par le concept de territoire (2003). Dès lors, les pouvoirs raisonnent selon des territoires aux étendues différentes pour autoriser des catégories d’équipements, voulant ainsi doter en équipements médicaux et en activité de soins de façon harmonieuse, les territoires définis par les pouvoirs publics et soumis à l’avis des conférences sanitaires des territoires et des comités régionaux de l’organisation sanitaire. Or la définition des territoires doit-elle s’appuyer sur des notions géographiques (géographie humaine), des concepts économiques (efficacité voire efficience), des intérêts corporatifs (maîtrise d’une université médicale, etc…), ou des volontés politiques (influences d’élus bien placés politiquement).

1°) Le territoire géographique : Ethymologiquement, le territoire vient du latin territorium : terroir, déviation de terra : terre. Le territoire fut d’abord un élément de la puissance de celui qui le possédait. Le paysan travaillait ses arpents de terre qui le nourrissaient, le seigneur, un vaste domaine qui lui donnait des bras pour ses armées et des biens pour son entretien… La puissance d’un territoire venait de son occupation maximale en suivant le lit des fleuves, et des cours d’eau qui étaient les moyens naturels les plus fluides de communication. De là est née la zone de chalandage qui marqua les lieux de foires et autres comices agricoles. La géographie humaine imposait des lieux parce qu’ils étaient faciles d’accès (les ports) qui furent les emplacements précurseurs des grandes villes. Avec l’avènement de l’automobile, les autoroutes devinrent des nouveaux « fleuves » avec aux barrières de péage l’apparition d’espaces industriels et commerciaux. Certaines villes qui n’étaient pas irriguées par l’autoroute virent leurs lieux commerciaux et d’activité immigrer vers les sorties des autoroutes les plus proches. Dès lors la notion de territoire subsiste dans son acception de zone de chalandage avec une nouvelle variante qui est la route ou l’autoroute. L’autoroute diminue les temps pour aller d’une ville à l’autre, permettant la concentration des équipements dans certains lieux placés à équidistance des principaux bassins de population. La circonscription de base n’est plus le canton mais l’arrondissement, voire même parfois le département. L’ère de l’énergie fossile est peut être derrière nous et bientôt va-t-il falloir recomposer le territoire à l’aune de nouveaux moyens de déplacements moins autonomes (on ne sait pas encore stocker l’énergie électrique aussi bien que l’énergie fossile) et moins performant (la vitesse sera beaucoup plus réduite et la charge utile transportée ne sera pas aussi importante), mais en compensation beaucoup moins polluante (ce qui sera essentiel pour les générations actuelles et futures). Tout bon raisonnement stratégique doit intégrer ce paramètre de l’énergie rare et coûteuse à utiliser avec parcimonie pour éviter d’éloigner de trop les lieux de sauvetage des vies.

2°) Le territoire économique : Le concept de territoire peut se décliner économiquement pour tenir compte des seuils de rentabilité des activités proposées à la population. Ainsi le grand commerce préfère s’implanter dans les grandes zones urbanisées. Les grandes industries s’implantent de préférence là où se trouvent leurs matières premières ou le lieu le plus facile d’accès pour leur approvisionnement. Le grand commerce suit la densité de population, la grande industrie construit des lieux de regroupement de population. Economiquement le territoire est différent selon les activités économiques. Pourquoi n’en serait-il pas de même en milieu sanitaire ? Dès lors l’importance des équipements hospitaliers serait-elle fonction de leur rentabilité d’utilisation et donc du seuil de densité de la population desservie ? Les établissements de santé seraient en conséquence groupés dans de grandes agglomérations et tout serait mis en œuvre pour que les patients puissent y accéder facilement. L’idée qui a présidé le schéma des urgences en France est que le patient où qu’il se trouve doit être acheminé le plus vite possible vers un établissement hospitalier alors que l’on aurait pu imaginer un autre schéma que les Anglais ont retenu, visant à soigner le mieux possible en urgence le patient sur les lieux de sa détresse et de l’acheminer par la suite vers un établissement adéquat aux soins les plus appropriés à sa pathologie. Le territoire sera distribué en équipements hospitaliers bien différemment selon l’hypothèse économique retenue. L’idée serait que la concentration concilie la sécurité avec l’efficience. On ne peut être bien soigné que si le praticien est compétent, ce qui sous-tend qu’il soit spécialisé. Dans ce sens, la France se distingue des autres pays européens par l’hyper spécialisation de ses médecins (36 spécialités reconnues contre une dizaine dans les autres pays européens !) est-ce à dire qu’en France on est mieux soigné que dans le reste de l’Europe ? La spécialisation est certainement importante lorsque la pathologie exige que par sa rareté ou sa très grande technicité une équipe mobile, bien entraînée, mais elle semble inadaptée dans la plupart des pathologies répétitives et bien répertoriées. Tout est affaire de mesure. Sur le plan strictement économique, le coût de la concentration des équipements sanitaires est bien supérieur à un certain éparpillement. En effet, la centralisation induit la multiplication des niveaux hiérarchiques et engendre conséquemment une bureaucratie onéreuse par les prétentions salariales de ceux qui la servent et dispendieuse par les dysfonctionnements qu’elle induit. Enfin l’économie pure où la loi du marché régnerait sans contrainte semble très mal convenir à la réduction des inégalités dans l’offre de soins. Si on peut admettre que subsiste une part commerciale des soins, on ne peut souscrire à la suppression du service public hospitalier qui seul permet d’offrir des soins de qualité aux populations les plus démunies. Cela serait une très grande régression sociale de supprimer le service public hospitalier et ce serait bien plus coûteux économiquement de laisser la libre initiative de la fixation des coûts aux acteurs de soins. L’exemple de la pénurie médicale organisée dès les années 1973 - 1974 par l’instauration d’un numerus clausus est là pour nous démontrer que la rareté amène l’inflation des coûts médicaux. …

3°) Le territoire corporatif : Le territoire peut s’entendre pour réglementer des professions et leur permettre de s’organiser. Les ordres professionnels sont suffisamment habiles pour exciper de l’intérêt général afin de défendre leurs intérêts corporatifs. Or dans le domaine sanitaire, la concentration des métiers de santé entraîne la force du nombre qui devient celle de leurs intérêts. Ce n’est donc pas une anomalie que seuls les CHU soient les mieux classés des établissements de santé et que les ordres professionnels soient dirigés par des hospitalo-universitaires comme la plupart des sociétés savantes. Or le raisonnement corporatif n’est pas adapté à une société innovante qui oblige justement les différents métiers à changer souvent le périmètre de leur compétence. La corporation a pour fonction de conserver en l’état les prérogatives de chacun des métiers qu’elle rassemble et est donc par nature conservatrice. Mais les pouvoirs publics ont multiplié les corporations et ont légalisé de nouveaux ordres professionnels (kinésithérapeutes, infirmiers, etc..) et pire encore, ont accordé des prérogatives quasi-officielles à des associations professionnelles. Le raisonnement corporatif structure une profession en lui délimitant un territoire. Comment comprendre la normalisation des activités médicales issues des travaux des sociétés savantes représentatives de l’excellence, si ce n’est la définition d’un territoire de fonctionnement à des professionnels répondant à des normes très sélectives ? Le raisonnement corporatiste limite le nombre des dites activités en additionnant les contraintes de fonctionnement (nombre de médecins, de paramédicaux, etc..) et d’organisation (multiplication des locaux équipés de dispositifs performants) ; c’est le cas des services en réanimation, en urgence, en hémodialyse, en obstétrique, en pédiatrie, etc.. Pour assurer un service de maternité de type basique, sans difficultés médicales particulières, il faut deux obstétriciens, deux pédiatres, deux anesthésistes, six sages-femmes etc.. ce qui représente des accouchements annuels moyens de 600 à 700 pour équilibrer le budget, et c’est ce qui explique bien évidemment la suppression des petites maternités au point que dans dix départements français, il n’y a plus qu’une seule maternité au chef-lieu de département. Est-ce la victoire du corporatisme ou celle de l’indigence du service public ? Il est évident que ce type de norme détruit les services de maternité des petites villes et aggrave d’autant le territoire des services des maternités des grandes villes. De même, la raréfaction de la formation des médecins, introduit à la demande des sociétés savantes médicales dès le début des années 1970, aggravée en outre par l’extrême spécialisation de l’exercice médical, a entraîné l’élargissement des territoires d’exercice puisque dorénavant, pour bénéficier de spécialités d’ophtalmologie, de gastroentérologie, etc, il faut aller très souvent au chef-lieu de département. Le raisonnement corporatiste est directement responsable du numerus clausus institué à la fin de la première année des études médicales, dès la rentrée universitaire 1973-1974, et toujours réduit ensuite jusqu’à son plus bas étiage, en 2001-2002, ou seulement 3500 étudiants en médecine furent admis en deuxième année des études médicales, alors qu’il en aurait fallu trois ou quatre fois plus pour satisfaire les besoins dus au départ à la retraite de nombreux médecins thésés à la fin des années 1960.

4°) Le territoire politique : La politique structure les territoires avec la sur-représentation des villes importantes dans la classe des décideurs ministériels et autres. Seul le Sénat résiste. Mais les critiques sont fournies et bientôt les arguments quantitatifs triompheront, accroissant d’autant la représentativité urbaine dans la Haute assemblée de la République. Déjà le personnel politique est issu des grands centres urbains dont la majorité provient du bassin parisien. Le système centralisateur royal ou jacobin avait des contreparties qui tenaient de la répartition entre les activités étatiques ou publiques, et les activités économiques ou privées. Tout au long du XXème, l’Etat n’a cessé d’élargir son influence en étendant son activité publique sur le domaine privé économique et ainsi, plus de la moitié du produit intérieur brut de la France (52 % !…) dépend de la puissance publique. Comment dès lors peut-on parler d’une décentralisation, sachant que plus de la moitié des activités économiques relève de la puissance politique dont le centre de décision est à Paris et plus particulièrement à Bercy, siège de l’omnipotent ministère des finances et de l’économie. L’organisation politique conforte la notion de territoire apoplectique au centre, entraînant sa paralysie aux extrémités, selon cette expression que l’on attribue à Lamenais au début du XIXème siècle. La future suppression des conseils généraux effacerait toute représentativité des petits cantons ruraux au bénéfice du scrutin de liste proportionnel qui est celui des conseils régionaux. Là, la région peut en effet se substituer aux départements que si l’on peut élire les conseillers régionaux par cantons ou par arrondissement. Cela donnerait une bien meilleure représentation des « petits pays », que celle qui existe actuellement où les scrutins de listes proportionnels favorisent les candidatures des appareils des partis politiques, bien souvent déconnectés des réalités du terrain.

Jean-Marie CLEMENT